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Ce livre m’a foudroyé. J’ai lu tout ce qu’Antoine a écrit depuis La mémoire blessée en 2002, j’ai souvent cité ses éditoriaux lorsque je donnais cours de journalisme à Bujumbura, on a même signé un livre commun, on s’est vus dans les pires et les plus beaux moments, quand on croyait encore à la Lune, qu’on se filait des tuyaux, qu’on refaisait le monde, le journalisme et le Burundi, mais lorsque j’ai découvert ce manuscrit, je suis resté interdit. C’était trop. Trop d’émotion, trop de vérité, trop de cruauté, trop de beauté.

J’ai découvert un écrivain, Antoine Kaburahe, j’ai découvert un héros, Aloys Niyoyita, et les deux ne faisaient qu’un, l’histoire de l’un devenait l’œuvre de l’autre, le journalisme devenait littérature. Car quand je dis « héros », c’est au sens littéraire du terme. Aloys est tout simplement le personnage central du livre, écrit à la première personne.

Antoine emploie le « je » pour raconter l’histoire d’Aloys. Et c’est pour nous, pour la plupart d’entre nous, un choc : nous ne connaissions pas Aloys, nous ne voyions que ses tresses, son sourire, sa légèreté, sa désinvolture, nous ignorions qu’il était un orphelin de 72, que sa famille avait été broyée par ce drame, qu’il était un miraculé. Nous ne savions pas qu’il était un « hutsi » : lui aussi, comme tant d’autres. Tellement burundais en somme. Si Antoine a choisi de le raconter, c’est justement parce qu’il a compris que son histoire était la sienne, celle de l’immense majorité des Barundi, et qu’il fallait sortir du cycle infernal des vengeances, que la haine n’était jamais qu’un pis-aller.

Jamais une solution. Mais rien de théorique dans ce livre, pas de grands principes, pas de beaux discours, rien que la vie, les jours, les pleurs rentrés, le dévouement, l’abnégation, la réussite des uns, l’usure des autres, la vie et la mort comme compagnes de chacun, de chacune, mère, sœurs, frères. Et cette incompréhensible déchirure de la société burundaise, tant de fois rapiécée mais toujours fragile. Quand vous lirez ce livre, vous ne pourrez plus vous en détacher, comme en témoigne Gaël Faye dans sa puissante préface : « Je l’ai lu d’une traite. Le coeur lourd, les larmes aux yeux. Pourtant, en refermant cette histoire, je me suis laissé envahir par l’espérance qui traverse les pages de ce livre. » Les dernières lignes signées par l’auteur de Petit pays sont lumineuses, il fait écho à la fin du texte d’Antoine qui se confond avec la vie d’Aloys, qui mêle le passé et le présent, la disparition de Robert Kanyarushatsi, le père d’Aloys, en 1972 et la disparition de Rodrigue Nzeyimana en 2018, victimes dissemblables de la même malédiction  : « Chers lecteurs, je vous invite à prononcer à voix haute ces deux noms: Robert Kanyarushatsi et Rodrigue Nzeyimana. Deux vies en miroir, deux vies évaporées dans les fosses de l’oubli. Répétez ces noms – comme des milliers d’autres – autant de fois que vous pourrez, faites-les rouler sur votre langue, attardez-vous sur leurs sonorités, encore et encore. Rendez-les à la vie. Ainsi nous comblerons progressivement la part manquante de notre Histoire. »

Certes notre cœur est lourd, comme celui de Gaël Faye, mais reconnaissons aux assassins de la démocratie d’avoir au moins fait cela : donner la force de témoigner, susciter des œuvres, faire naître des écrivains, tisser des liens profonds, révéler tant de gens à eux-mêmes. Contre cela, malgré leur rage destructrice, ils ne pourront rien.

 Jean-François Bastin

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