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Le fils de Gilles Bimazubute, l’ancien Vice-président de l’Assemblée nationale, assassiné la nuit du 21 octobre 1993 a lu le livre du Général Rugigana. D’après lui, le livre a confirmé beaucoup de ce qu’il avait déjà entendu dans sa quête perpétuelle de la vérité sur les évènements de ce jour fatidique. Il dénonce ceux qui veulent « diluer la culpabilité des vrais responsables » et qui font tout « pour continuer à
éviter le regard et le jugement du public. »

Je ne saurais dire combien de versions de ce texte j’ai écrites, révisées, partiellement ou entièrement effacées ! Tout ça par le fait que le but ou même la motivation derrière semblaient constamment en mouvance. J’ai dû finir par faire un choix qui, je l’espère, justifiera le mieux ma démarche. Le choix de livrer mon opinion sur le livre de M. Rugigana certes, mais surtout sur les réactions que celui-ci a suscitées.

Je me présente. Je m’appelle Adélard Bimazubute. La plupart me connaissent sous le sobriquet dont mes parents m’ont affublé dans ma tendre jeunesse, Ado. L’un de ces deux parents étant Gilles Bimazubute. « Le » Gilles Bimazubute, qui, jusqu’au 21 octobre 1993, était Vice-Président de l’Assemblée nationale. Gilles Bimazubute, né en 1937 sur la colline de Mugano, Matana, province Bururi. D’ethnie tutsie, de la branche des Banyaruguru, du clan des Basapfu. Et qui est mort, selon les rumeurs, le 21 octobre 1993, assassiné par « un petit groupe de militaires renégats ayant commis l’irréparable ». En langue rundi, le proverbial « akagwi k’inkorabara ». Je dis bien des rumeurs, car n’ayant jamais vu sa dépouille, je ne pourrais guère jurer sous serment qu’il est bel et bien décédé. Mais bien sûr, je ne me raconte pas d’histoires, car certaines rumeurs sont parfois plus fondées que d’autres.

L’omerta dans l’armée était de rigueur

Pour commencer, je dirais que sur le fond, le livre a confirmé beaucoup de ce que j’avais déjà entendu, dans ma quête perpétuelle de la vérité sur les évènements de ce jour fatidique. Bien évidemment et tout comme la plupart des lecteurs, il y a des détails qui m’étaient inconnus et qui, en toute honnêteté, m’ont fasciné. Détails qui présumément m’étaient inconnus parce que, comme l’a si bien dit l’auteur, l’omerta dans l’armée était de rigueur. Je le sais, car ni la famille (je parle de la quantité impressionnante de cousins, oncles et autre parentèle à divers degrés, qui faisaient partie de cette armée) ni les amis (en 1993 j’étais étudiant à l’université du Burundi) militaires, pour la plupart étudiants à l’ISCAM ou fraîchement émoulus, n’ont jamais voulu ou pu répondre à une question toute simple : où donc se trouvait le corps de mon père, pour qu’on puisse l’enterrer avec dignité ? Et pour ainsi dissiper le souvenir indélébile de cette scène ignominieuse de funérailles nationales avec des rangées de militaires en tenue d’apparat, maniant ces cercueils aux remugles nauséabonds et drapés des couleurs nationales. Et cela, quelques jours à peine après leur exécution en règle par cette même institution censée les protéger.

La levée de boucliers  contre le livre a soulevé des doutes

Un plan présumé sans faille pour décapiter le pays et créer un vide institutionnel bien à propos. Mais le but de ce texte n’est ni un procès des FAB, ni d’ailleurs celui du régionalisme que l’auteur a souligné avec véhémence. Pour ce dernier point, je tiens à préciser que ce n’est pas par péché d’appartenance. C’est tout simplement parce qu’en toute logique, je pensais que tout le monde avait fini par s’accorder à le reconnaître, à défaut de le dénoncer. Mais le battage en règle et la levée de boucliers que le livre a suscités ont soulevé des doutes en moi. D’où (enfin), la précision sur la motivation de ce texte, qui est de répondre à cette question : qui, en 2024, a intérêt à considérer le livre comme un condensé de calomnies, puisant sa source dans la haine régionaliste et viscérale de son auteur pour tout ce qui vient de Bururi, militaire ou pas ? Cette expression colorée est empruntée à une connaissance qui me l’a présenté ainsi. Et la question que je pose ici ne peut avoir comme réponse ceux qui, d’instinct ou par réflexe quasi atavique, rejoignent les rangs dès qu’ils soupçonnent une attaque en règle contre LEUR terroir ! Tiens ! j’ai eu une réaction presque similaire en entendant parler du livre et de son contenu, par médias sociaux interposés et autres débats sur Space (à ce propos, débats que je trouve inutilement longs et dénués de substance)… ma pensée première donc ? »Ah ! N’est-ce pas l’infâme bidasse qui a livré le Président Ndadaye et qui fort probablement veut se racheter une conscience en transférant son sentiment de culpabilité par un coup de baguette magico-régionaliste ? » J’avoue que c’était diablement tentant et un raccourci fichtrement facile à prendre, pour essayer de traduire une expression personnelle d’un protagoniste de première estrade, d’un évènement qui, d’une manière ou d’une autre, a traumatisé toute une nation ! Et en lisant le livre, je me suis rendu compte d’une chose impensable : l’auteur était encore plus marqué par cette nuit-là que je ne le suis et ne le serai jamais !

Voici alors une liste non exhaustive de potentielles réponses à la question :

–          Des joueurs clés du putsch larvé qui, d’une façon ou d’une autre, veulent garder cette impunité, légale ou dans l’opinion publique, qui fait bien leur affaire depuis trois décennies. Et personnellement, je me balance de leur province d’origine comme de ma première cruche de bière de sorgho !

–          Des nostalgiques d’un pouvoir et d’une gloire à jamais révolus, qui trompent leur nouveau sentiment d’impuissance en s’accrochant à une loyauté de pacotille.

–          Des faux jetons et autres profiteurs de circonstance, qui, tout en prétendant être malheureux en voyant l’état de déliquescence actuel du pays, trouvent un moyen d’en vivre, et plutôt grassement !

Ai-je oublié quelqu’un ? Fort probablement !

 Après des années de pouvoir sans partage, une conviction absolue  dans une intelligence supérieure

Mais tout ce pointage de doigt, comme ne manqueront pas de râler certains, pour dire quoi ? Que ma lecture de notre histoire de cette époque, tout émotionnellement chargée qu’elle soit, gravite toujours autour de l’ineptie du geste posé en ce 21 octobre 1993. Un geste mal pensé, posé par un petit groupe qui ne pouvait tolérer l’idée de perdre ce pouvoir exercé sans partage pendant près de trois décennies. Une réponse de militaires tutsis de bas échelon, comme présenté (planté) à l’époque, inquiets du potentiel génocidaire toujours rampant dans le pays ? Cela aurait pu être. Mais le déroulement de cette soirée, et les faits tels que recoupés, notamment dans le livre dont il est question aujourd’hui, en confirment l’invraisemblance. Et n’en déplaise à ceux qui, par réflexe de survie ethnique ou légitime traumatisme (il y en a tellement au Burundi, bien malheureusement !), évoquent la nécessité absolue de ce coup d’État, destiné selon eux à prévenir les massacres ethniques qui ont suivi, j’oppose ceci : si les têtes pensantes de ce soi-disant putsch bâclé avaient si à cœur la sécurité des Tutsis, pourquoi avoir tué Ndadaye, tout en étant au courant des massacres en préparation ? Mon avis ? Ils n’avaient aucune idée de ce qui s’ensuivrait. Car j’ose croire qu’ils ne seraient pas allés de l’avant sinon ! Rugigana parle d’improvisation. Je parle de dilettantisme évident, flanqué d’une conviction absolue en leur intelligence supérieure, tout cela mâtiné d’une arrogance consécutive à des années de pouvoir sans partage. Dur à croire, mais je ne fais pas ce commentaire par dépit ou aigreur, ou autre sentiment de vengeance. Pour ceux qui se posent la question, il y a longtemps que j’ai fait la paix, non pas seulement avec cet évènement en particulier, mais plus généralement avec l’indigence chronique de notre pays. Fait la paix, mais pas abandonné l’espoir, quelque mince qu’il soit, d’un État de droit au Burundi, d’une nation où les crimes d’État ne restent pas éternellement impunis et perpétuellement répétés. Car au-delà de m’avoir privé de mon père, à ce groupe d’irresponsables avides de pouvoir sans fin j’en veux pour d’autres raisons, bien plus importantes à mes yeux : d’être indirectement responsables des massacres qui ont suivi l’assassinat du Président Ndadaye et de ses collaborateurs ; et de ce fait, d’être à l’origine de l’incommensurable souffrance de familles tutsies qui n’avaient rien fait pour le mériter ; ensuite, d’avoir engendré, par cupidité et inconséquence, le terreau idéal pour l’état lamentable où se trouve le pays aujourd’hui. Car à y penser, le CNDD-FDD n’a rien inventé en matière d’exactions et autres crimes d’État. Ils ont juste repris ce qui avait déjà eu lieu, peut-être en le sublimant un tantinet : emprisonnements arbitraires, disparitions forcées, mascarades de procès, exécutions sommaires d’opposants, etc. Parfois, je l’avoue, au plus profond de ma détresse, j’en arrive à invectiver ces gens-là pour ne pas avoir tout simplement « volé » les élections! En me disant que cela aurait sauvé tellement de vies.

Espoir que les crimes d’État ne resteront pas éternellement impunis

Pour finir, j’avoue également que je me suis questionné sur le moment choisi pour publier son livre. Pourquoi attendre plus de trente ans avant de se décharger, ou de livrer « sa vérité » comme il le dit ? Mais en lisant l’introduction du livre, et en me rappelant mon propre parcours de guérison, j’ai compris que l’on ne peut juger un homme (ou une femme) profondément traumatisé à l’aune de mesures courantes de « normalité ». Je précise que ceci ne constitue point une quelconque absolution de sa responsabilité, avérée ou présumée, dans ce qui s’est passé le 21 octobre 1993. Le voudrais-je, je ne détiens point ce pouvoir. Mais la démonisation dont il fait l’objet ne peut que m’inciter à penser que le Burundi a un bien grand pas à accomplir avant d’atteindre cette paix rêvée. Étant pour la plupart forcés à l’exil, en proie aux abus d’un régime CNDD-FDD somme toute au pouvoir depuis bien plus longtemps qu’aucun des régimes tutsis précédents, régime qui a plongé le pays dans un abîme sans fond et à l’origine d’une quasi-faillite de l’État, massacrant et faisant disparaître indistinctement tous les enfants du pays, Hutus et Tutsis, pourquoi ajouter une couche supplémentaire de problèmes, en ressuscitant un antagonisme aux allures désuètes de régionalisme tutsi, sous prétexte de réaction à un livre où la grande majorité d’entre nous, Tutsis de Bururi ou d’ailleurs, ou Hutus, n’est pas directement visée ? Agir ainsi ne fait que diluer la culpabilité des vrais responsables. De ceux qui, au fond, sont en train de tout faire pour continuer à éviter le regard et le jugement du public. Que l’on ne s’y trompe pas, s’ils détiennent une once de cette intelligence dont ils se targuaient, ils reconnaissent sans doute leur entière responsabilité dans la déchéance de ce beau pays que fut le Burundi. Le leur rappeler doit réveiller des démons qu’ils pensaient à jamais endormis. Quel que soit le fuseau horaire d’où ils essaient de les dompter : celui des kangourous ou six pieds sous terre, s’il en existe un au royaume d’Hadès.        

Ado Bimazubute.

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