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Par Daniel Kabuto

J’ai hésité à rédiger cette note pour partager une réflexion en guise de commentaire sur le livre d’Antoine Kaburahe. Et s’il fallait plutôt lire, réfléchir et éloigner nos pensées bienveillantes de ce monstre sacré et nécropole sans limites que demeure le Burundi? Dans la bible, il est dit que c’est en enfer où il y a des pleurs, des lamentations et des grincements de dents. Est-ce souvent le cas pour notre Burundi? Négatif.

Il y a surtout la multiplication des fosses communes, des deuils et ce désespoir de la jeunesse que les dirigeants considèrent comme champ de prédilection pour les gageures et les mirages. De Micombero à Nkurunziza, les mêmes folies conduisent aux mêmes tragédies. Hélas.

Nos morts, des fées qui veillent sur nous ?

Aloys Niyoyita est un orphelin de 1972. Mais il n’est plus un gamin sur lequel nous devons nous apitoyer. Il est plutôt un père de famille qui ne souhaite jamais commettre la même maladresse que son géniteur parti sans retour pour n’avoir pas compris qu’au Burundi, l’avertissement des gens qui t’aiment est une main tendue par la Providence pour échapper au piège qui se referme sur vous comme un filet d’un chalutier en quête de trésors maritimes.

En avril 2015, il ne fallait pas s’opposer à l’ambition folle de l’ancien “freedom fighter” de se maintenir au trône du patriarche Ntare Rushatsi dont il serait une parenté lointaine probablement du côté de sa mère. “Honni soit qui mal y pense”, nous dirait-il, tellement il foule aux pieds les armoiries nationales et ramène comme par baguette magique le slogan de la monarchie dans la république, certes bananière: “Imana-Umwami-u Burundi”!

Pour imposer ce retour rétrograde et jamais consensuel, aux sources du Burundi dit purifié des souillures de la colonisation et des stigmates des tragédies imputables aux initiateurs de la république, il fallait faire de l’Accord d’Arusha un marchepied, offrir aux flammes les symboles de la liberté d’expression et rompre avec les protocoles et usages de la coopération internationale: endosser les attributs d’ogre, saigneur à la fois inamovible et intouchable.

Journaliste et surtout homme gagné aux idéaux d’amour et de paix comme son idole le rasta-man Robert Nesta Marley, Niyoyita ne pensait pas un jour être réduit au triste sort d’animaux bons pour la géhenne selon la loi des faiseurs de pluie et de beau temps qui se succèdent à la tête du royaume jadis réputé de lait et de miel. C’était sans compter avec la révolte à fleur de la peau qui dort généralement au fond des esprits libres et altruistes comme l’eau du lac de cratère au sommet d’un volcan pouvant entrer, à tout moment, en ébullition! Niyoyita eut le malheur d’être au mauvais endroit et au mauvais moment lorsqu’il se retrouva nez à nez avec les policiers pyromanes,” dans le feu de l’action” dirigée contre son confrère Innocent Muhozi, directeur de la radio télévision Renaissance .

Son algarade avec un officier de police et baron du régime se transforma en casus belli. Sans autre forme de procès, Niyoyita fut condamné à mort. La mauvaise nouvelle le devança auprès de son épouse qui sut à cet instant que rien ne serait plus comme avant. Sur le téléphone portable de Niyoyita, les messages d’amis se mirent à tomber comme des cartes d’adieux dans une corbeille virtuelle de condoléances. Assiste-t-il avant l’heure fatidique au rituel de son propre enterrement? Fort heureusement, son père Kanyarushatsi, trucidé en 1972, s’est depuis longtemps transformé en fée. Nuitamment, comme à l’heure du disciple Nicodème en quête d’une nouvelle naissance, il lui rend visite pour lui ôter la tentation de recourir au doute méthodique et renvoyer aux calendes grecques le jour d’un départ vers l’exil par peur du déracinement.

L’annexe comme un refuge précaire!

Poussé loin de sa villa de Bujumbura, Niyoyita se retrouve dans une annexe. Est-ce une station de transit avant de plonger dans l’anonymat et la promiscuité d’un camp de réfugiés? Ets-ce une sorte de résistance au destin qui s’acharne et veut pousser la famille à toucher le fond de l’abîme pour que l’existence des damnés de 1972 ne soit rien d’autre qu’un mythe de Sisyphe?

La vie dans une annexe rappelle le calvaire de la famille d’Anne Franck à Amsterdam, il y a plus de soixante-dix ans. Comment ne pas faire de parallélisme avec cette héroïne malgré elle? Sa famille aux abois fut condamnée à se terrer dans une annexe pour tenter d’échapper aux rafles des Juifs vers les camps de concentration ou les fours crématoires de l’Allemagne nazie. La suite? Elle fut tragique. Le journal intime laissé par Anne Franck est devenu un témoignage bouleversant et vital pour tirer toute sa famille de l’oubli et de l’innommable. L’annexe d’Anne Franck et cette ville d’Amsterdam, capitale des Pays-Bas et du libertinage. Mais ce fut aussi la ville d’Ijsbrand Dommer, ce Néerlandais du 15 mars 1345 qui reçut l’onction des malades et involontairement vomit l’eucharistie. Le corps du Christ, pour ceux qui croient, fut alors jeté au feu car personne ne mange de vomi. Les gens présents auprès du mourant constatèrent que l’hostie demeurait intacte au-dessus des flammes! Elle fut d’ailleurs recueillie et portée solennellement en procession. Le miracle fut reconnu par l’évêque d’Utrecht en 1346 et commémoré jusqu’en 1578. Ce fut à Amsterdam, en 1945, que la Vierge Marie se présenta lors d’apparitions, comme Notre Dame des Peuples. Autre symbole fort.

J’oubliais que Kigali n’est pas Amsterdam. Kigali, cette ville-phnix qui renaît gaillardement des cendres d’un génocide reconnu dans le monde entier parce que les survivants ont compris qu’il fallait tirer les suppliciés et les rescapés Tutsis de l’oubli et surtout pour un meilleur avenir, placer la résilience et le travail au piédestal. L’exil est une école et souvent un bon tremplin vers des exploits personnels, vers quelque panthéon parfois.

Au nom de tous les miens…

En poursuivant le parallélisme du génocide de 1972 avec la Shoah juive, je dirais que “Hutsi, au nom de tous les sangs” aurait pu mériter le titre “Il s’appelait Kanyarushatsi” pour guider le lecteur vers le roman “Elle s’appelait Sarah” paru en 2010 de la plume de Tatiana de Rosnay aux Editions Héloïse d’Ormesson à Paris.

Ce roman revient sur la rafle du Vel d’Hiv en France en 1942. D’aucuns diraient que la grande différence avec le génocide de 1972 au Burundi résiderait dans le fait que les escadrons de la mort de Michel Micombero ne visaient que les forces vives de la nation tandis que la police française qui assénait des coups violents à la porte de la maison où vivaient Sarah et ses parents ne venait point chercher le père: la famille entière était concernée par la déportation. Mais alors, n’est-il pas synonyme de mourir à petit feu pour nos frères et sœurs humains soumis aux traitements de torture physique et de mort lente lorsqu’on se consume comme une branche d’arbre coupée de la source de la sève et abandonnée à sa forêt-mère, par terre?

Non, Niyoyita!1972 n’a pas fait que broyer l’enfance. La tragédie a confisqué à jamais la paix et le bonheur des survivants et cela pour bien des décennies encore. Les faits sont têtus, la volonté de guérir est malmenée par ceux qui se croient “guides visionnaires” dont les épaules supporteraient le poids des tragédies passées, présentes et à venir! “Caratuvunye?”

Dans “Hutsi”, Laetitia, Justine, Alain survivent tant bien que mal, comme les Juifs revenus miraculeusement d’Auschwitz-Birkenau. Ce bonus de la vie fut vécu par bien d’autres survivants comme une insulte du destin. Et combien de suicides à votre avis? L’infortune de Désiré ou Jean de Dieu rappelle le sort de bien des orphelins laissés derrière elles par les victimes des purges de 1969 et de l’apocalypse de 1972. Nous sommes nombreux à saluer le combat de Madame Rose-Karambizi pour honorer la mémoire du commandant Martin Ndayahoze. Si elle n’a pas craqué, il n’en fut pas de même pour les orphelins de l’illustre disparu. Disons que, comme Perpétue Nshimirimana, exilée en Suisse, nous sommes nombreux à rédiger quelque “Lettre à Isidore”. La plupart de ces lettres ne parviendra jamais au public, faute d’audace ou de cette passion de révéler les abîmes où nos âmes plongent les racines et nos motivations insondables de rester debout et optimiste quoiqu’il arrive.

Pour les victimes de la Shoah comme pour les orphelins et veuves de 1972 au Burundi, les anges noirs de la mort ont emporté ou hypothéqué à jamais la dignité et l’esprit sain des âmes. “Chaque homme porte un drame, cette tunique de douleurs qui lui colle à la peau et que la plupart cherchent à dissimuler et qui tout à coup apparaît emprisonne l’âme et le corps”, pour reprendre les termes de Max Gallo dans son livre “L’oubli est la ruse du diable”.

Sauver nos morts de l’oubli…

Niyoyita ne raconte pas un roman. Il témoigne. Il exorcise en quelque sorte ses propres démons, ceux de sa famille, ceux de notre grande famille nationale. C’est un héros atypique qui choisit le chemin de l’humilité pour ne pas voler la vedette aux êtres extraordinaires auxquels il veut rendre hommage: sa mère si digne dans la douleur et si fidèle à l’amour de sa vie; ses surs Laetitia et Justine; ces bons Samaritains qui l’ont sauvé en quelque sorte en lui donnant la chance de vivre sa passion de journaliste.

Niyoyita devient, par son témoignage, un faiseur de miracles. Il ramène son père, non pas sur le devant de la scène, mais à la vie. Il nous offre un miroir qui reflète nos calvaires, nos drames récurrents, nos détresses, nos désillusions, nos luttes pour la survie et ce cercle vicieux qui s’est substitué au globe terrestre où, sous d’autres cieux, l’humanité s’efforce de bannir les barrières et de bâtir les unions tous azimuts. Dans son discours de réception à l’Académie française, Dany Laferrière déclare: ” Umberto Eco observe que lécriture, quel que soit le sujet, finit par nous servir de miroir”. J’invite à lire ou écouter tout le discours. Un vrai régal littéraire de cet immortel franco-haïtien. https://www.youtube.com/watch?https://www.youtube.com/watch?v=j_lFiawIpT0

Par rejet de la haine ou de la vengeance opportuniste, il omet de donner le nom du commissaire d’arrondissement qui a arrêté et transféré son père et ses compagnons d’infortune vers la prison-abattoir de Gitega. On aurait aimé connaître cet autre Ponce Pilate. Au demeurant, le témoignage de Niyoyita est à la fois poignant et sombre comme le manteau de deuil qui couvre encore les innombrables victimes des tragédies du Burundi. Ce livre ne m’a pas arraché de larmes, des silences et stupeurs si. Je suis pourtant d’avis que Niyoyita ne cherche point à ce qu’on se lamente ou pleure sur le sort des damnés du Burundi. L’objectif dans cet exercice du reste curatif, n’est pas de susciter les émotions passagères mais plutôt d’aider les contemporains à prendre conscience de l’ampleur de nos tragédies et de l’urgence de tirer les leçons des folies du passé pour ne point les répéter. Hélas. En liant le destin de Kanyarushatsi parti sans retour en 1972 à celui de Rodrigue Nzeyimana, disparu entre les mains des services de renseignement en 2018, Niyoyita, prend le contre-pied du discours par trop cynique et outrecuidant d’orphelins issues des purges et du génocide préparé et exécuté par Michel Micombero et ses maîtres à penser, orphelins qui sont de nos jours aux commandes de l’Etat et s’illustrent comme de bons disciples des tortionnaires de leurs parents. Ils chantent la paix et la crainte de Dieu mais multiplient les exploits d’ogres, bafouent les usages diplomatiques pour éteindre impunément toute voix dressée comme un phare éclairant la nation.

Dans les ténèbres où le pays sombre comme un navire en eaux déchaînées, la lueur d’espoir est aussi mince que le volume du livre. Si mince soit-il, il ne faut jamais le mépriser encore moins le perdre. Kanyarushatsi, Nzeyimana, Jean Bigirimana, Christophe Nkezabahizi, Hafsa Mossi etc., en mémoire de tous les sangs, nous devons résister au désespoir, au fléau du cynisme et à l’ethnisation de la douleur. Merci à vous, Kaburahe et Niyoyita d’être des serviteurs de la vie.

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