iwacu

Par Réginas Ndayiragije*

Le chercheur a lu et aimé le livre. Pour lui, en nous faisant communier à la tragédie qui a frappé sa famille,  l’auteur convie chaque burundais, à un exercice cathartique douloureux, mais salutaire. « La Cicatrice » est disponible au Burundi (à Iwacu).

Quand un beau soir de janvier j’ai vu le tweet annonçant sobrement la parution du livre, la cicatrice, accompagné de la photo de l’auteure, j’éprouvais des sentiments mitigés, à tel point que je n’étais pas certain de (pouvoir) le lire. Ayant à l’esprit le livre Hutsi d’Aloys Niyoyita, lui aussi édité par les éditions Iwacu – je sollicite l’indulgence du lecteur, car j’y ferai allusion à quelques occasions – je redoutais de devoir (re)faire face à ce genre d’expériences traumatisantes, qui non seulement vous met en porte-à-faux avec votre besoin physiologique de sommeil, mais pire encore, vous font regretter d’être né sur ce bout de territoire, le Burundi. Je me rends compte que j’avais tort. Littéralement.

J’avais tort, en effet, car Lydia mérite d’être écoutée ; c’est le minimum que nous lui devons. Non seulement le livre est très bien écrit, dans un style plutôt agréable à lire, mais cela devient indubitablement insignifiant, comparé à la générosité de l’auteure. Lydia Ininahazwe-Sentamo mérite, à mon avis, notre oreille pour au moins trois raisons – beaucoup plus importantes.

Lydia a pris un risque démesuré

Primo, pour son courage. Il faut admettre qu’elle a pris un risque démesuré. Quand, à l’annonce de la sortie imminente du livre, j’ai vu les quelques réactions insensibles, suspicieuses, voire outrancières qui s’en sont suivies, j’ai été pris de pitié pour elle ; même quand la vie n’a pas été tendre avec vous, vous ne devenez pas invulnérable pour autant. Mais, honnêtement, ces réactions étrangement hostiles sont très loin d’être étonnantes. C’est plutôt le contraire qui aurait été surprenant. Dans un Burundi où la barbarie – subie et/ ou imposée – est le plus petit dénominateur commun de toute une nation, oser raconter son histoire traumatique liée, qui plus est, aux tragédies des dernières décennies est éminemment sensible, politique et polémique. On a comme l’impression que la polarisation se trouve subitement en sa terre promise. Au lieu de communier à la douleur de l’autre – douleur faussement perçue comme revendication du monopole de la souffrance–, la défensive devient presque un réflexe pavlovien, et la minimisation et la suspicion des réactions quasi instinctuelles. Dans un tel contexte, espérer une oreille empathique peut relever pratiquement d’un rêve.

Secundo, le livre détonne par sa rupture avec la très ‘pathologique’ et tacite norme sociale, qu’on appelle la retenue, Kwigumya.  Exposer sa vulnérabilité et sa fragilité n’est pas quelque chose qui est valorisé au Burundi. Les effets de ce « Kwigumya », devient en réalité rumination qui, à la moindre étincelle, nous explose à la figure tel un volcan qui s’invite sans crier gare.  1993, année qui marque à jamais la vie de l’auteur et de tous les Burundais, à des degrés divers certes, est une manifestation éloquente des effets dévastateurs de cette pathologie normalisée. Donc Lydia, en nous faisant communier à la tragédie qui a frappé sa famille, convie chacun de nous, burundais, à un exercice cathartique douloureux, mais salutaire.

La capacité de résistance est élastique

Tertio, le livre est le bienvenu parce qu’il crée de la valeur. Nous avons été habitués à une historiographie des crimes du passé présentée – ou plutôt manipulée – par des personnes d’un certain âge, généralement des hommes politiques des dernières décennies, plutôt plus soucieux soit de se justifier, condamner ‘les autres’ et/ ou exonérer ‘les leurs’, qu’à donner une version des faits susceptible de convaincre au-delà de leurs chapelles. Ces récits binaires ont contribué à désinformer, radicaliser, créer une mémoire sectaire, et annihiler toute identification à la souffrance de l’autre.Cette fois-ci, fort heureusement, après le récit d’Aloys Niyoyita, nous commençons à avoir des versions qui tranchent avec les discours manichéens qui nous ont jusqu’ici été servis. Dans le cas de Lydia Ininahazwe-Sentamo qui nous intéresse ici, il devient frappant de constater que, même au sein de cette armée qui venait d’engager le pays sur une voie sans issue, des Justes existaient. Dans son récit, ils portent des noms facilement identifiables – Martin Nkurikiye et Athanase Kararuza. Plus intéressant encore, alors que ‘le problème burundais’ est généralement présenté comme une question de Hutu et de Tutsi, le témoignage de Lydie complexifie la réalité davantage. Son père, Tutsi et militant de première heure du Frodebu, mais aussi ses frères, des gamins pré-adolescents, sont sauvagement massacrés par des Tutsis. Et dans son expérience en enfer burundais, rwandais, congolais, et tanzanien, ses anges gardiens sont aussi bien Hutu – Simon Nyandwi et son épouse Immaculée Nahayo, Nyangoma Léonard, ambassadeur Frédéric Ndayegamiye, etc., que Tutsi à l’instar du Docteur Bucumi Gabriel. C’est là où son récit, quoique déprimant, devient comme d’un coup magique, porteur d’espoir. Il est porteur d’espoir, car on y découvre que non seulement les Burundais ne sont pas faits pour éternellement s’entretuer, mais aussi que la capacité de résilience est élastique, tout comme est inépuisable le réservoir de pardon.

Alors que le pays est engagé dans un processus politique de justice transitionnelle, salué par les uns et réprouvé par les autres, les initiatives comme celle de Lydia sont à encourager. Le seul bémol – et c’est là où je trouve la limite des livres-témoignages comme celui-ci –  est que l’enthousiasme et la transparence quand il est question des hauts faits de personnes qui ont fait la différence quand le sens l’humanité semblait nous avoir boudés, n’ont visiblement d’égal que l’omerta sur l’identité des auteurs des crimes graves. Par exemple, il est surprenant que le commandant du camp qui a joué un rôle central dans la tragédie de Karuzi ne soit pas nommément cité, tout comme l’est d’ailleurs l’autorité administrative qui a convoqué Kanyarushatsi, le papa de Niyoyita. Serait-ce un choix dicté par des impératifs sécuritaires ? D’une simple pudeur ? Ou d’un choix délibéré de ne pas stigmatiser ? Je n’ai ni le droit ni la légitimité de questionner leurs choix ; il est question de leurs histoires. Et nous ne pouvons que nous contenter de ce qu’ils veulent bien nous partager. Mais, je ne pourrai m’empêcher de constater que ce sont, malheureusement, les bourreaux qui gagnent, car ils peuvent se cacher – pour longtemps encore – dans un anonymat qui les arrange, avec son corollaire l’offensante généralisation sous la formule fétiche ‘les hutus et les tutsi, nous nous sommes entretués’. Ici, plus que nulle part, de mon humble point de vue, le name and shame, serait plus que souhaitable. Je pense qu’il contribuerait au processus de vérité et mettrait les auteurs des crimes du passé, des crimes actuels et des crimes à venir face à leurs responsabilités historiques.

Réginas Ndayiragije a une licence en psychologie clinique et sociale et d’un Diplôme d’Études Spécialisées en Droits de l’Homme et Résolution des Conflits, à l’Université du Burundi. Il détient aussi une maitrise avancée (Advanced masters) en Gouvernance et Développement. Après près de 7 ans de travail dans des programmes de consolidation de la paix au Burundi, Rwanda et RDC successivement comme expert en Planification, Suivi-Évaluation et chercheur, il est actuellement assistant d’enseignement et chercheur doctoral à l’Institut des Politiques de Développement (IOB), à l’Université d’Anvers, en Belgique. Sa thèse de doctorat porte sur le fonctionnement et l’évolution des institutions politiques post-conflits.

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