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Par Gérard Birantamije*

La publication de Hutsi n’a pas certes fait objet de « bestseller » dans le milieu littéraire et politique burundais. Mais il l’a fait sur les réseaux sociaux, avec des passions qui intriguent, qui menacent, qui détournent le sens et la puissance du contenu dans un environnement politique qui ne remue pas moins les blessures du passé(1) . Je n’écris pas cette note pour faire revenir le personnage central, Aloys, de sa décision de se retirer des réseaux sociaux(2) , ni remettre en cause sa capacité de résilience. Mais en fait Hutsi ne lui permet plus d’étaler ses rires et ses pleurs (p.18). Je compatis avec Aloys et respecte son choix.

En effet, « Hutsi », reste un ouvrage à recommander, surtout aux nouvelles générations qui n’ont rien vu, mais entendent et parfois gobent tout d’une Histoire qui peine encore à rassembler. C’est un récit de vie qui questionne l’âme Murundi dans son demi-siècle de supplice, qui dévoile les limites de nos politiques publiques depuis l’Indépendance, et dévisage l’autre dans l’intimité du moi. Cela à travers des scénarios mêlant drame, introspection, counseling et (dé)traumatisation. Hutsi est certes une histoire d’un drame familial individuellement vécu, une enfance brisée, une jeunesse de traumas thésaurisés, une vie professionnelle téléologiquement engagée, un exil de recueillement et de mélancolie. Mais c’est aussi un récit qui recoupe bien d’autres récits encore non-dits, qui pose l’existence des autres « Aloys ».

Ce n’est pas pour rien qu’il a été bien « cueilli », de tout bord, par les thuriféraires de la haine et les entrepreneurs de la violence nichant sur les réseaux sociaux, seul espace de liberté parfois liberticide. Sans aucun doute, ils ont lu le récit dans le titre et la photo, ils ont fait le flash des stéréotypes qui nous bercent. Et pourtant, il s’agit, loin s’en faut, de l’apologie des Hutsis, cette autre race des sang-mêlé, cet autre groupe ethnique qu’on découvre ; enfin ces « Bahuza » comme me le soufflait non sans « honte » une dame tutsie qui mariait sa fille à un Hutu il y a cinq ans à Bujumbura. Il ne s’agit pas d’une autre ethnie qui incarnerait des valeurs au-delà du manichéisme ethnique béant et narcissique des générations toujours rompues à vivre le présent au passé. Non Hutsi n’est un pas ouvrage d’un personnage à la quête d’une nouvelle identité pour tous les Hutsis en vie et à venir. « Hutsi » dévoile quatre leçons de vie nécessaires à la construction d’un vivre ensemble communautaire et national dans le Burundi contemporain.

Hutsi, une clé pour comprendre et saisir la profondeur de notre histoire

Ce récit de vie nous fait voyager dans le temps du Burundi contemporain. Dans bien de cas, les manuels d’histoire et les documentaires s’arrêtent sur 1962, comme si l’histoire du Burundi prend fin. Comme si personne ne veut la décrire, l’affronter, l’assumer. « Hutsi » comble ce vide en nous embarquant dans une histoire familiale aux allures plutôt nationales. Il fait intervenir les acteurs officiels et officieux, éduqués et incultes, vivants et morts. Les détails sont captivants, ils coupent le souffre pour qui connait le Burundi profond dans ses drames et dans ses non-dits qui transparaissent dans le passé ankylosé dans le quotidien de la gestion du pouvoir.

A travers des acteurs qui s’invitent parfois au gré des circonstances (Robert Kanyarushatsi, Melaniya, Aloys, X, Rodrigue Nyeyimana, etc.) dans une parure arc-en-ciel colorant le cœur du Burundais lambda ( joie, peine, innocence, regret, interpellation, espoir, espérance, des dits, des demi-mots, des rumeurs et des non-dits), le livre passe en revue ces grands moments d’incertitudes, de tensions politiques, d’espoirs et de désespoirs du Burundi à l’ombre des écrits: 1972, cet Ogre ; 1993 et ses balkanisations, 2000 et son deal de paix ; 2015 et ses violences. Bref, chacun y trouve un morceau de son histoire, de notre histoire vécue, partagée, parfois jamais comprise comme telle.

Hutsi, une interpellation pour mettre fin aux crimes d’Etat…

Hier comme aujourd’hui des crimes sont commis au nom de l’Etat, par l’Etat, pour l’Etat, mais contre son peuple. L’Ogre de 1972 n’est pas un conte à la burundaise au coin du feu, il s’agit des faits têtus et collectivement tus ou manipulés. Un homme se rend au service, il est convoqué et répond, il ne rentre pas ou plutôt ne rentre plus. Il est effacé dans le registre des vivants sans aucun procès, et il n’y a pas de poursuites. Cet Ogre a avalé les enfants du Burundi, des Hutus comme des Tutsis. Il a fauché des hommes, des familles et des générations, non pas que l’Etat a cessé d’exister pour faire place à l’état de nature. Non, il a créé l’Ogre, et ce dernier, comme son double l’Etat, a déployé ses tentacules pour broyer des familles identifiées et criminalisées : les salaires sont coupés, les biens spoliés, la mémoire phagocytée. Et comme dans un théâtre, l’histoire se répète. Et comme pour un cancer, la métastase s’en suit. On est « Mumenja » ou « Mujeri ». L’Etat à travers ses acteurs invente un narratif d’animalisation, un discours de criminalisation qui crée des stigmates qui collent à la peau, qui construisent une nouvelle réalité sociale et politique. Et hier comme aujourd’hui, « les prédateurs disposent des monstrueuses ressources du pouvoir et du mal » (p.153). Ce récit interpelle sur le besoin d’Etat, d’un autre Etat : un Etat qui protège, qui sécurise, qui réconforte, qui crée la vie, la justice et la concorde. Cet Etat nous devons l’incarner, le repenser, le refonder.

… En transcendant nos héritages traumatiques qui alimentent le spectre de la vengeance

Ce récit traduit les peurs, les angoisses et les rancœurs endurées par des générations de Burundais. Des traumatismes transgénérationnels. On ignore tout, mais on vit et revit tout, chaque jour, chaque instant. On pense à ce que ressemble la mort de son papa, de son frère, de son oncle ou de son voisin dont les demandes de secours sans réponse percent nos nuits et confirment les rumeurs, plutôt qu’il ne faut jamais négliger les rumeurs. Trop poignant, trop touchant. On va au-delà du surréaliste. Certains passages brisent le lecteur, font crever. Pensant à la mort de son Père, Aloys nous dit : « (…) Chacun se donne l’image de ses derniers instants (…) Mais je crois que mon Papa et ses compagnons d’infortune n’ont même pas eu la chance du savoir-faire des commandos » (p.95). Plus traumatisant. Et pourtant, ils sont nombreux ceux qui ont vécu ces moments, qui se livrent à des confidences cruelles, qui ruminent la terreur. Bref, « On a appris à vivre, à survivre avec nos blessures et avec nos questions lancinantes, sans réponses. » A travers ce livre, Aloys donne un récit qui reprend les traumas qui ne se calquent pas seulement sur le subconscient des sang-mêlé, mais aussi sur celui de tous les Burundais. L’absence d’une thérapie collective et des politiques de paix sensibles aux traumatismes a généré des logiques de vengeance. Tout se lit au passé imparfait, tout se structure autour des « systèmes » même si d’aucuns gardent l’intime conviction que le jeu ne vaut pas la chandelle. Comme son ami d’infortune le souligne, « la machine de la mort est allée trop loin, elle doit s’alimenter pour continuer de tourner. On ne quitte pas le système (p.148). Mais pour Aloys, les torches de la vie doivent s’allumer, rester allumées et chasser les ténèbres. C’est son cri de cœur qui en dit beaucoup.

Enfin, Hutsi est une leçon de résilience positive

Quand j’ai fini de lire ce livre, je me rappelle, j’ai écrit à Aloys : «Tu mérites de donner un séminaire de résilience à l’Université ». Aujourd’hui, j’ajouterais, « un séminaire de résilience positive ». Devant des chocs, la mécanique de la résilience n’est pas unilinéaire. Le récit le montre. Certains ont sombré dans l’alcool, dans la religion, dans l’insouciance. D’autres ont retrouvé dans la violence le repos de leur âme agité et ont reproduit des drames. Aloys n’a pas moins souffert non plus. Comme dans le Mythe de Sisyphe, il remonte la pente, puis retombe avec son bourrelet au cou. Rumuri n’a pas illuminé la voie du vivre ensemble, les élections n’apportent pas la paix, les accords politiques n’empêchent pas l’invasion des fantômes de la division. Il y a aujourd’hui une violence décomplexée, une haine théorisée, publiquement assumée (p.18). Mais pour lui, il ne suffit pas d’être victime pour avoir raison (p.17). Et il a raison. A des degrés divers, tous les Burundais sont des victimes. Comment ne pas avoir du tournis quand on s’interroge sur ces milliers de vies fauchées, ces milliers de réfugiés, ces milliers de jeunes aux lendemains incertains qui ne voient que dans l’exil leur élixir d’immortalité? Beaucoup de défis, beaucoup d’énigmes. Mais on se tait, on fait semblant de ne rien voir, ne rien entendre. Hutsi, ce n’est pas un saut dans l’inconnu, ce n’est la quête d’une identité non remarquable, c’est une leçon de résilience positive qui rappelle que ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise. Je partage sa conclusion : « Nous pouvons construire un pays sûr pour tous : Hutus, Tutsis, Ganwa et Twa [et Hutsis]. C’est possible, j’y crois. Seule cette puissante conviction me donne la force de continuer à vivre » (p.162). Cultivons ce jardin de convictions, d’espoirs et d’espérance. C’est mon message en ce jour de triste anniversaire où des milliers de compatriotes se souviennent de cet Ogre de 72 et de son ombre qui plane encore sur la mémoire collective, mais sélective qui nous tire incessamment vers la structuration des systèmes de criminalisation de l’Etat et de nos communautés.

*Gérard Birantamije est Enseignant et chercheur en science politique.-
Couverture du livre
Antoine Kaburahe, Hutsi. Au nom de tous les sangs, Bujumbura, Editions Iwacu, Collection Témoins, 2019, 169 pages
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1 Voir Rénovat Ndabashinze, « Des exhumations polémiques », disponible sur https://www.iwacu-burundi.org/des-exhumations-polemiques-2/, consulté le 28 avril 2020.
2 Voir Antoine Kaburahe, “Retire-toi en paix », disponible https://www.iwacu-burundi.org/retire-toi-en-paix-aloys/, consulté le 28 avril 2020.

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