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Par Isaac J. Nzotungicimpaye*

Habituellement je suis un lecteur avide et impatient, gourmand et rapide. J’ai hâte de passer au prochain mot, au prochain paragraphe, à la prochaine page. Ce fût différent pour ce livre. Ce n’est pourtant pas le premier témoignage poignant d’une vie brisée que je lis. Dieu seul sait combien il y en a, surtout dans notre sous-région. Car il s’agit d’un récit-témoignage dans lequel Aloys nous partage tout un pan de sa vie personnelle.

Pendant ma lecture, mon avidité s’arrêtait à chaque page. Littéralement. Comme si chaque page était une invitation à la réflexion, à une introspection et une prospection. Kurimbura. On y retrouve en effet des phrases qui font vibrer les tréfonds de l’âme et qui ébranlent comme une secousse sismique les fondations de notre intelligence. Pour faire ressortir le meilleur de l’âme humaine. Le plus noble de notre intelligence. Car, contrairement aux sentiments les plus sombres et à, comme qui dirait, l’intelligence du mal, qui peuvent entrainer hommes, familles et même nations jusqu’aux abysses de l’auto-destruction, les sentiments que le livre Hutsi fait émerger et les raisonnements intellectuels qu’il suscite sont ceux qui sèment et arrosent, ceux qui permettent la germination des semences, et l’éclosion d’une espérance et d’une assurance que le mal ne triomphera pas toujours. Et que, peu importe la longueur de la pire nuit, le soleil fini toujours par se lever, et briller de nouveau.

Hutsi : Simple #buzzword ou véritable électrochoc ?

C’est un livre qui s’adresse autant à notre cœur qu’à notre intelligence. D’entrée de jeu, il bouscule effectivement le statu quo. Avec son titre Hutsi, Aloys fait volontairement preuve d’une certaine impertinence intellectuelle et sociale. En osant se (re)qualifier de « hutsi » dans une société patrilinéaire, cet objet social non (encore) identifié, il choisit de se réclamer aussi de l’identité de sa mère. Ainsi, il embrasse et revendique l’identité de son père, sans pour autant renier son héritage et son bagage maternels. C’est un exercice d’autant plus périlleux que dans les sociétés marquées par les divisions identitaires comme la notre, les ibivange, les « sangs-mêlés », n’ont bien souvent pas leur place, d’un côté comme de l’autre. Il veut devenir « l’hybride », « le complet », celui qui a sa place autant chez les uns que chez les autres.

C’est une attitude à l’opposé de celle qu’on voit pousser certains à faire du zèle pour prouver leur identité et gagner la confiance du groupe dans lequel ils veulent se faire reconnaître. Ceux qui vont montrer que si par le “sang”, ils ne sont pas du groupe à 100%, ils le sont au moins à 110% par conviction, par leurs paroles et par leurs actions.

Il s’invente donc une nouvelle identité, celle de ceux qui refusent de se laisser enfermer dans la boite du nous contre les autres, dans la prison de la haine de l’autre, que plus d’un pourraient trouver justifiée étant donné les circonstances. Et il parvient à partager ce riche enseignement sans tomber dans le piège du donneur de leçons. Ce livre demeure une invitation au lecteur à se frayer son propre chemin, en dehors des sentiers battus.

Vaut-il le détour?

Ce livre mérite d’être lu pour plusieurs raisons. Je ne vais en nommer que quelques unes.

L’auteur précise d’emblée que ce livre est un témoignage et non un livre d’Histoire. Il nous partage un bout de son histoire. Et celle de sa famille. Hutsi a le mérite de rendre palpables et concrètes les réalités qui nous échappent lorsque nous regardons notre histoire tragique avec recul. Il permet de mettre des noms et des visages sur des statistiques et des chiffres froids et impersonnels. Et Dieu seul sait combien on en a de ces macabres décomptes de morts et de disparus. On y découvre ainsi Robert Kanyarushatsi, le mari et le père. On y réalise aussi, non sans étonnement, l’emprise et le broiement de la machine bureaucratique, dans toute sa puissance exterminatrice. Et le sort d’un individu, scellé par un bout de papier de quelques centimètres sur quelques centimètres, peut être même sans aucun sceau. En marge de l’histoire tragique de Kanyarushatsi, on y découvre aussi, parsemées ici et là, des informations sur le quotidien et le mode de vie des burundais de l’époque. Tel est, selon moi, son premier apport.

Son deuxième mérite est de nous conter aussi l’histoire de ceux qui sont restés. Aloys nous fait découvrir sa vie et celle de sa famille après la disparition de Kanyarushatsi. En effet, notre regard est souvent concentré sur des faits figés dans le temps, les affres du mal, l’ampleur de la désolation, l’horreur de l’innommable. Et on passe au drame qui suit. Après 1965, 1969, puis 1972 puis 1988 puis 1993, … On s’arrête sur les victimes qui ne sont plus. On ignore souvent ceux qui sont restés. Parce qu’on ne sait pas. Ou qu’on ne veut pas savoir. Dans ce livre, Aloys nous relate son quotidien, ce qui a changé et ce qui a persisté. Et on fait la connaissance des Bene Kanyarushatsi. Ceux qui lui ont survécu. Il lève ainsi un voile sur leur quotidien à jamais bouleversé et l’impact concret qu’a eu la tragique disparition de leur mari et père. Le manque, la peur, l’insécurité, et au-delà, le traumatisme et ses répercussions psychosomatiques.

Il mérite aussi d’être lu parce que c’est un livre personnel. Alors que beaucoup de témoignages relèvent plus du registre de la narration factuelle, celui d’Aloys a le mérite de nous ouvrir la porte de son âme, en nous faisant découvrir, ce qui se vit au-dedans. Dans ses peurs, ses questionnements, ses frustrations, ses déceptions mais aussi ses rêves et ses espoirs. Ainsi, on découvre le choix fatal et « idiot » de Kanyarushatsi, guidé par sa foi en l’Humanité de ses amis et compatriotes. On découvre par après son fils, des années plus tard, guidé par la même foi en ses semblables, faire un choix tout aussi « idiot ». Et ce professionnel qui sait éviter de tomber dans le cycle de la solidarité ethnique. Quelle qu’elle soit. Cette vulnérabilité nous permet de comprendre ainsi le cheminement qui a conduit Aloys à refuser de tomber dans la haine.

Que dire enfin du pied de nez qu’Aloys fait au concept de la pureté biologique d’un construit social : ubwoko ? « Au nom de tous les sangs qui coulent en moi ». Comme si, le sang, amaraso, toujours au pluriel en kirundi, était le vecteur et le garant de notre identité complète et complexe, aux sources multiples et complémentaires et non uniques et mutuellement exclusives. C’est une vision du monde riche et généreuse qui peut s’inscrire dans le cadre plus large de nos identités plurielles. Au-delà des histoires de hutu et de tutsi.

Autre fait intéressant. On apprend dans le livre qu’André Muhirwa, celui qui est présenté par certains comme l’initiateur du projet réel ou hypothétique appelé « plan Simbananiye», est celui qui a rendu possible l’union de sa nièce Melaniya avec l’amour de sa vie Robert, alors que leurs familles respectives s’y opposaient.

On soulignera aussi l’hommage d’Aloys à Rodrigue Nzeyimana, un autre jeune père de famille, disparu comme Kanyarushatsi dans la fleur de l’âge, fauché par un appareil répressif de l’État sans visage, plusieurs décennies plus tard.

Avant de terminer, un point sur la forme. On notera que jusque là, je vous parle d’Aloys, alors que l’auteur du livre est en réalité Antoine Kaburahe. On le sait en commençant à lire le livre. Mais on l’oublie assez rapidement. Antoine a su devenir le parfait porte-plume d’Aloys, au point où ses écrits se confondent avec l’histoire d’Aloys, qui devient le seul narrateur que nous suivons. Il nous fait ainsi voyager entre le passé et le présent, grâce aux flashbacks et à cette narration non linéaire, à mesure que l’inexorable se met en branle. On reste accroché jusqu’au bout. Et on est presque triste d’arriver aussi vite à la fin. Antoine a su relever ce défi avec brio.

On pourrait reprocher à ce duo certains raccourcis faciles avec les faits historiques. Mais on ne saurait leur en tenir rigueur car au fond, Aloys nous relate son vécu, et sans doute, sa compréhension de notre passé.

Pour terminer (enfin!)

Je dirai que Hutsi est plus qu’un livre sur 1972.

C’est vrai que l’année 1972 a marqué durablement notre Nation. Elle a entamé de manière quasi-irréversible notre tissu social. Elle a sensiblement remis en question notre vivre ensemble. Et plusieurs n’ont pas eu la chance d’enterrer dignement les leurs injustement fauchés. À cause de leur ethnie.

Alors qu’au niveau officiel, les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation battent leur plein, avec un mandat revu et étendu depuis 2018, le livre Hutsi est une invitation à entreprendre ou à continuer des travaux d’un autre genre, au niveau personnel. Dans notre fort intérieur.
Ce livre est effet une démonstration de plus qu’avant de devenir des catastrophes nationales, ces drames sont vécus d’abord individuellement, au sein de nos familles proches et dans nos communautés. Les burundais ne sont pas marqués à vie par les différents drames qu’a connu le Burundi parce que ces morts étaient des hutus ou des tutsis. (D’ailleurs, il faudrait penser à leur rendre leur droit à l’humanité, même dans l’au-delà). Les gens sont marqués avant tout parce qu’il s’agit de leurs parents, de leurs conjoints, de leurs frères & sœurs, de leurs enfants, de leurs amis. Parce que ce sont des gens qu’on a vus, entendus, touchés, sentis, aimés. Parce qu’on se rappelle de leurs visages, de leurs vêtements, de leurs façons de faire telle ou telle autre chose anodine, de l’intonation de leur voix, du bruit de leurs pas, de ces mémoires tellement vives ou au contraire fuyantes. Parce qu’on a gardé de pans entiers de vécus avec eux ou au contraire, parce qu’on se rattache à des bribes de souvenirs qui s’effacent avec le temps. Les burundais sont marqués à vie parce que quelqu’un quelque part les leur a pris. Pas la maladie, pas un accident, pas un autre funeste sort du destin. Non. Parce que quelqu’un a décidé de leur prendre leur vie. À cause de leur « identité ».

Avec son témoignage, Aloys lance de manière intentionnelle un pavé dans la mare de l’identité binaire antagoniste, l’un ou l’autre, hutu ou tutsi, nous ou eux, bons ou méchants, victimes ou bourreaux. Son témoignage montre que ces drames se vivent avant tout individuellement, et se surmontent aussi d’abord individuellement. Comme l’ont fait chaque membre de la famille Kanyarushatsi, chacun à sa manière.

Ce cheminement individuel, voire intime et solitaire semble bien loin de l’histoire que racontent les fosses communes mises à jour ici et là par la CVR. Les restes de ces personnes sont bien loin de leur individualité. La tentation est déjà grande de n’y voir que des hutu ou des tutsi. Peut-on voir sur ces ossements sans noms, au-delà de leurs identités ethniques, des personnes jadis connues et toujours aimées ? Des parents, des enfants, des conjoints, des frères/sœurs, des amis ?D’ailleurs même une analyse ADN ne pourrait déterminer leurs ethnies (amoko étant un construit social et non une réalité biologique). Car, indépendamment des travaux de la CVR en cours, la Vérité devrait nous Réconcilier avec nous-mêmes et avec nos compatriotes, en nous libérant de l’insupportable poids traumatique de nos drames personnels, que nous soyons hutu, tutsi, ou autre. Pour supporter ce poids, plusieurs ont fait le choix de la haine et de la vengeance. Nous en avons goûté le fruit depuis quelques dizaines d’années déjà. Cependant, le témoignage d’Aloys est une invitation au lecteur à en faire un autre. En tant qu’individu qui a souffert et en tant que peuple qui en a souffert. Un choix qui peut avoir l’air idiot, comme un jour furent les choix de Kanyarushatsi ou d’Aloys, choix qui peut paraître même ingrat. Mais Hutsi se veut être exemple de plus. Pour paraphraser un autre livre, la haine ne doit pas avoir le dernier mot. C’est le seul choix qui nous permettra d’oser rêver à un Burundi meilleur, où l’on pourrait dire à nos enfants et petits-enfants, kubacira umugani en leur disant: « Harabaye amabi mu Burundi. Il était une fois au Burundi… et il ne sera plus! »

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* Isaac J. Nzotugicimpaye est détenteur d’une Licence en Sciences politiques et Relations internationales de l’Université du Lac Tanganyika et d’un Master en Science politique de l’Université Libre de Bruxelles. Il travaille à la Société d’Assurance Automobile du Québec (SAAQ) en tant que Conseiller en stratégies au Bureau de Transformation numérique.
Il se définit également comme « chercheur à temps perdu » sur le Burundi et la région des Grands Lacs, avec un intérêt sur les questions de l’État, de l’identité et de la mémoire et sur les mécanismes de justice transitionnelle.

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